Extraits
choisis
Chapitre 1
Il est des événements qui forment le
creuset de votre existence, façonnent tout votre être et impriment à vos jours
une lente agonie. Quelque chose est mort en moi, il y a dix-sept ans
maintenant. En grandissant, tour à tour la colère succédait au chagrin,
l’incompréhension à la honte, la vengeance au pardon.
Ce n’était donc pas par hasard si mes
pas me guidèrent vers ce village perdu de Haute Ariège. Parvenir à Illier,
c’est atteindre le bout du monde. La route s’arrête là, à neuf cents mètres
d’altitude. Tout visiteur doit laisser son véhicule sur l’espace dégagé à
l’entrée du village : les ruelles trop étroites dissuadent de s’aventurer
au-delà. […] Rien ne m’avait préparée à ce qui m’attendait tandis que je
m’avançais vers [l’école]. Sur la façade, un drapeau tricolore s’était
immobilisé dans un drapé élégant.
— Bonjour.
Je suis Solenne Clavery. Monsieur le maire m’a donné rendez-vous à quinze
heures pour…
Un
sexagénaire découpé comme une armoire à glace contourna le bureau et me broya
les doigts dans son poing. Je serrai les dents pour faire bonne figure.
— Et
moi, le maire. Bienvenue, Ségolène, fit sa voix de stentor.
— Solenne,
articulai-je.
— Pardon !
C’est parce que vous venez de La Rochelle… Ségolène Royal, vous savez… Vous
venez de La Rochelle, c’est bien ça ?
— De
Saint-Ouen-d’Aunis, plus précisément.
— C’est
comment là-bas, c’est plat, hein ?
— On
est en bord de mer, donc pour être plat, c’est plat.
— Et
c’est la première fois que vous venez ici ?
Question
piège. Réponse brève, inutile de développer :
— Oui.
— Alors
j’espère que vous vous plairez au village. Désormais, vous êtes ici chez vous.
— Merci.
Pivotant
aussitôt comme s’il ne m’avait pas entendue, il interpella la secrétaire qui
était aussi son épouse comme je l’apprendrais très vite :
— Pòrta auque los dorsièrs dels escolans a la
donaisèla Clavery !
Cla-veu-ry. J’allais devoir
m’y faire.
Néanmoins,
mon patronyme déformé devint vite anecdotique. Car le souci majeur auquel j’allais
devoir faire face, c’était l’étrange sortilège dans lequel la salle de classe
était plongée : des pupitres doubles en hêtre, docilement ordonnés face au
tableau noir, une vitrine poussiéreuse sur le mur du fond, jouxtée par une
armoire où étaient entreposés des livres voilés de poussière et du matériel
vétuste tel qu’un lecteur de cassettes et un projecteur de diapositives.
— Nous
avons effectué les travaux au moment où les locaux de la mairie ont été
définitivement installés dans la salle de classe vacante. Tout cela date d’il y
a quinze ans, c’est dire si c’est neuf !
Complaisante,
je souris. Il la vendait bien, son école !
Pire
encore m’attendait à l’étage. Le maire m’enjoignit à le suivre pour accéder à
mon logement de fonction situé au-dessus de la mairie. Sous son imposante
carrure, les marches craquèrent une à une. Pour me rassurer, je me dis que si
l’escalier ne s’effondrait pas à son passage, il supporterait sans problème mon
poids additionné de mes valises.
[…]
En découvrant cet intérieur qui serait mon logis pendant les prochains mois, la
stupeur me priva de voix. Effaré, mon regard erra de l’évier en inox posé entre
les deux fenêtres, de la gazinière d’un autre temps au réfrigérateur ronronnant
bruyamment, jusqu’au matelas posé sur un sommier de fortune dont un pied avait
été remplacé par un billot. Le tout tenait dans une seule et unique pièce
dominée par une cheminée dont l’âtre était condamné. L’installation électrique
datait du siècle dernier, avec une ampoule solitaire pendouillant au centre
d’une espèce d’assiette dentelée ; et pour obtenir la lumière, je
découvris un spécimen que je croyais disparu : un genre de tasse en
porcelaine blanche renversée contre le mur, surmontée d’un haricot à tourner
dans un sens ou un autre. S’il s’agissait d’imiter à la perfection un logement
des années cinquante, c’était très réussi. Monsieur le maire ne trouva rien de
drôle à dire pour pondérer la situation désastreuse. Lentement, je sentis mon
enthousiasme refluer.
[…]
Le coup de grâce me fut porté lorsqu’il désigna, au coin de la pièce, le pot de
chambre qui devait pourvoir à l’absence de commodité. « Seulement en cas
de besoin, plaisanta-t-il satisfait de son lamentable jeu de mots, car bien
entendu, vous pouvez utiliser les WC de la cour. » Interdite, je sentais
le découragement se ramifier dans tout mon être, anéantir en moi le moindre
atome d’optimisme comme on éteint une à une les lumières d’un vaste palais. Au
fur et à mesure, je sentais bien que je m’effilochais.
Allons, ce n’est
pas le moment de flancher…
[…]
Peu
à peu, les journées coulèrent jusqu’à la rentrée des classes. À la fin de la
journée, mes quinze élèves désertèrent la cour de récréation, un petit pré
caillouteux. Sous une mitraille prévisible de « Tout s’est bien
passé ? », les parents se présentaient à moi. J’avais un peu
l’impression de figurer une bête de foire, avec mon accent qui détonnait par
rapport à leur phrasé mélodieux, et ma chevelure rousse qui visiblement
surprenait ce peuple qui offrait tout un panel de bruns.
— Vous
habitez l’école, cela fait fort longtemps à Illier que l’instituteur ne vit
plus à l’étage, commenta Roseline Serre, la grand-mère de Mattéo.
— Il n’y a pas que moi qui vis
dans cette école. Je dirais même qu’au grenier, toute une ville s’anime à la
nuit tombée.
— Comme des courses-poursuites,
des objets qui roulent ? Vous avez une colonie de loirs dans les combles,
mademoiselle Clavery.
— Des loirs ? Les
écureuils nocturnes ?
— Parlez-en au maire. Il saura
comment vous en débarrasser.
J’arquai un sourcil dubitatif :
l’efficacité relative du maire et sa réactivité devant mes situations épineuses
me plongeaient dans la perplexité. Roseline dut lire dans mes pensées :
— Vous n’avez pas tout le
confort, ici. Je vous souhaite que cela ne dure pas trop.
Les
nouvelles vont vite !
— Ça ira. Pour le moment, je me
contente d’un aller-retour quotidien chez Suzie. C’est temporaire.
Elle me regarda, l’air incertain.
Puis avant de se remettre en chemin, elle ajouta :
— Si vous avez besoin de quoi
que ce soit, nous serons heureux de vous aider.
— Vous
savez, pour le petit Mattéo ? s’enquit une mère une fois le garçonnet et
sa grand-mère éloignés.
Que
dire de plus ? L’enfant […] avait très vite attiré mon attention. Sur
l’état civil, j’avais lu que sa mère, une certaine Camille, était décédée.
S’était alors enflammé dans ma poitrine un brasero de compassion. Mon cœur se
serra au souvenir de ces anniversaires aux abonnés absents, de ces fêtes des
Mères aux allures d’enterrement, de ces Noëls où il manquait toujours son
cadeau au pied du sapin, sa silhouette entre mon beau-père et moi. Et que dire
du reste de parfum dans son flacon sur la tablette de la salle de bains ?
Je l’avais subtilisé. Et de temps à autre, je l’ouvrais comme une boîte de
Pandore. Les yeux fermés, une narine avide sur l’orifice, je libérais le malin
génie qui, dans l’épaisseur de la fragrance, s’amusait à incarner la tiédeur
des bras de l’absente. Dix-sept ans sans elle, et chaque jour constituait un
exploit.
À
présent, Mattéo vivaient chez ses grands-parents Serre : le père déchu de
son rôle se contentait de la simple mention de son nom sur le formulaire, sans
même faire état d’un emploi. J’eus l’intuition que cet homme avait quelque peu
disparu du paysage et que les rumeurs me le confirmeraient bien vite.
La
vérité était plus glauque que cela.
— Vous
ne verrez jamais ses parents, débita la mère d’élève avant que je ne lui
indique que cela ne concernait personne d’autre que les intéressés. Et vous en
connaissez la raison ?...
Elle frétillait d’impatience, la
commère, et n’y tenant plus, elle dévoila :
— Diego, son père, est en
prison. […] Il a été jugé coupable de meurtre, vous vous rendez
compte ! Pauvre petit Mattéo…
Bravement,
je dissimulai mon effroi :
— Si pour l’heure, il n’en sait
rien, il grandira aussi bien que tout autre enfant, avec comme terreau
l’affection de ses grands-parents.
— Sauf que, sauf que…
À l’évidence, elle ménageait son
effet. Je m’en voulais de ne pas parvenir à couper court à cet échange qui
sentait le fiel à plein nez.
— C’est la fille de Roseline et
d’André qui a été tuée, aligna-t-elle en sachant qu’elle susciterait ma
réaction. […] Pendant que le petit dormait ; Mattéo était bébé. Quelle
histoire ! Mais ce n’est pas tout...
Plus sordide que cette révélation,
cela me sembla improbable. Pourtant, la cancanière, assurée de l’emprise
exercée sur l’auditoire que je constituais, porta le coup de grâce :
— Il y avait un autre homme
dans l’appartement, l’amant de la jeune Camille, probablement. Eh bien, cet
homme, lui aussi, Diego l’a tué ! Double homicide !
Je songeai à Mattéo, ce garçonnet un
peu en retrait le matin lors de son arrivée, par crainte de sa nouvelle
maîtresse, puis si souriant et volontaire toute la journée. Un enfant attachant
dès le premier regard, avec son visage de bambin et sa douce bonne humeur. Je
balbutiai :
— Merci, merci infiniment de
m’avoir informée. Cela m’évitera quelques maladresses.
— Il les a étranglés à mains
nues…
Je bafouillai en réprimant un
frisson :
— Je… je n’ai pas envie de
connaître tous les détails.
— À mains nues, tous les
deux ! répéta-t-elle en esquissant le geste de ses mains crispées. C’est
monstrueux !
Le soir même, en rejouant cette
conversation dans ma tête, je dus admettre que les propos de cette mère d’élève
m’avaient bouleversée. J’avais au sein de ma classe le fils d’un
assassin !
Pire
encore : cet homme-là avait tué de sang-froid la mère de son enfant.
Je
me tranquillisai dans l’idée que le dangereux prédateur était hors de portée,
enfermé loin d’ici. Jamais je n’aurais à rencontrer ce criminel barbare.
À
moins que…
« Brrr !
Quelle horreur ! » chuchotai-je en retournant dans la salle de
classe. Par les fenêtres ouvertes, les appels aigus des hirondelles lacéraient
l’air épais et moite. Un orage enflait sur la Pique de l’Endron et promettait
d’être violent. Je me positionnai devant les dessins que les élèves avaient
croqués pour illustrer leur premier jour d’école. Sur la feuille colorée de
Mattéo, un bonhomme têtard arborait une bouche en croissant de lune, les doigts
en éventail, un soleil dans l’angle.
Je
souris au bonhomme têtard, rassurée.
Sacré
bonhomme têtard : il avait endormi ma vigilance en me faisant croire que
rien de grave ne m’arriverait par le biais de l’enfant. Le filou…
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