Disponible en librairie.
298 pages. 18 €.
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Extraits choisis.
Prologue
Extrait du journal
d’Elsa.
Souvent
je fis ce rêve étrange et inquiétant. Il s’invitait dans mon sommeil sans
préavis et me troublait au plus profond de mon être.
Je
me trouve dans un espace restreint et intuitivement, mes gestes ralentissent,
comme si je fonctionnais à l’économie. Indistinctement, des sons atténués me
parviennent, de la musique parfois, des voix la plupart du temps. Toutefois, il
m’est impossible de distinguer ni ce qui est dit, ni qui l’énonce. Je dois
avouer que je ne me préoccupe en aucune façon de ce qui m’environne. Seul
compte l’instant présent, l’ici et maintenant. À aucun moment je ne me sens
agressée par ce qui m’entoure, comme si un bouclier invincible me protégeait
avec une efficacité redoutable. Je ne me sens ni vulnérable, ni en danger. C’est
bien la preuve que je suis en sécurité dans cet univers où tout me parvient de
façon atténuée. Il fait bon, et la sensation première est celle d’un bien-être
absolu.
Cependant,
je perçois une présence intruse dans cet univers que je qualifierais de ouaté.
Je prends alors conscience de ma nudité et mes sens m’alertent d’un péril
imminent. Ce qui m’attend, je le sais déjà, car je revis cette situation chaque
fois que ce rêve vient visiter mon inconscient. C’est comme s’il n’y avait
jamais eu de premier rêve pour m’avertir. Bien que je sache dès le début ce qui
va advenir dans les prochaines minutes, je commence toujours par éprouver une
certaine volupté pour ensuite sentir glisser le fantôme qui prend corps.
C’est
l’ombre qui se déplace lentement. Je la sens entrer dans mon champ de vision
sans même tourner la tête. Je prends alors conscience de mon immobilité, de mon
incapacité à fuir la situation. Je demeure figée dans ma posture, et ma nudité
devient embarrassante. Incapable d’esquisser le moindre geste, je ne peux que
subir l’horreur qui se profile et qui va me saisir dans son poing glacé. Les
battements de mon cœur accélèrent et mon univers devient prison. Piégée, mes
yeux exorbités finissent par happer cette image qui demeure imprimée dans mes
rétines au réveil : peu à peu se tourne vers moi un autre moi-même. Je me
fais face, je suis nez à nez avec mon propre sosie, ou plutôt une réplique de
mon corps et de mon visage d’une monstruosité sans nom. Membres hideux, yeux
disproportionnés qui me fixent mais leurs pupilles sont sans éclat, bouche
ouverte sur un cri muet. Je tente alors de m’échapper, d’appeler au secours, en
vain. Je suis condamnée à ce face-à-face avec ma mort.
Jusqu’à
mon réveil.
Jusqu’au
prochain rêve.
Chapitre 1
D’après le journal
d’Elsa.
Un soir de novembre.
Il
y avait des soirs compliqués et celui-ci ne faisait pas exception. Ce dîner
achevait une journée en demi-teinte qu’aucune grande joie n’avait irradiée, où
l’ennui avait succédé à la monotonie d’un emploi du temps sans relief. Assise
en face de moi, ma mère me présentait son profil habituel, le gauche, celui qui
arborait un grain de beauté sur la rondeur de la pommette. J’avais hérité de
cette perle marron sur la même joue, et cela accentuait notre ressemblance que
je tentais de gommer par tous les moyens. D’ailleurs, depuis septembre, je me vaporisais
les cheveux d’eau oxygénée. Le résultat n’était pas si vilain : de
châtains, mes mèches se parèrent de reflets fauves tirant sur le roux
flamboyant, ce qui m’écartait de la couleur naturelle que je partageais avec ma
mère. Si j’écris que son profil se découpait devant moi, c’est parce que, comme
à notre habitude, nous dînions en regardant le journal télévisé. Là aussi,
j’écris « nous » alors que je devrais plutôt dire « elle »,
car au demeurant, je n’étais pas particulièrement passionnée par ce qui
s’étalait sur l’écran. Peu préoccupée par ce qui ne me touchait guère, j’écoutais
distraitement les propos journalistiques qui répondaient déjà à des codes
censés faire monter l’audimat. À l’inverse de ma mère qui semblait absorbée par
le déluge d’images choc et de commentaires bien choisis, je demeurais
imperméable et tentais de décrocher de ce moment, de me réfugier en moi-même.
Et je remontais le temps. Nous n’étions plus alors lundi, mais encore le
week-end dernier.
Ce
week-end-là, c’était le tour de garde de mon père. […] [à Garens, dans les Pyrénées]
« Tu
l’as vue ? s’enquérait-elle.
–
Qui ça ? Mamette ? grommelais-je.
–
Ben non, l’autre, insistait-elle sans oser prononcer le prénom de celle qui
avait pris sa place.
–
Patricia ? sifflais-je pour la punir. Évidemment ! Je te rappelle
qu’elle vit avec papa depuis huit ans.
–
Et… ça va ? Ça s’est bien passé ?
–
Comme d’hab. Ni plus, ni moins.
–
Vous avez parlé, un peu ?
–
Tu en as des questions ! m’insurgeais-je. Un peu, oui. Mais j’évite. Je
préfère discuter avec papa, Mamette ou Célia. Bon, tu as fini ton
interrogatoire ? J’écoute les infos ! »
Rassurée
par le bref résumé de mon séjour en terre natale, ma mère pouvait de nouveau
sourire dans son assiette de pâtes et contempler l’homme tronc qui débitait les
malheurs du monde avec une aisance délectable.
Ce
soir-là, cependant, un changement se tramait. Déjà je le sentais naître au
creux de mon estomac. Je poussai les macaronis du dos de la fourchette à
l’autre extrémité de l’assiette. Nappant les pâtes, le fromage râpé collant me
donna la nausée. Je piquai un carré de jambon au bout des dents de la
fourchette, mais la seule vision de la languette rose pendouillant sous mes
yeux me souleva le cœur. Je reposai mon couvert et tournai la tête vers la
télévision. Le mouvement accrut la sensation de malaise qui prenait corps au
fond de mon être.
« Finis
ton assiette, Elsa », m’enjoignit ma mère.
Je
sentis la salive envahir ma cavité buccale. De la tête, je fis signe à ma mère
que je n’avalerais plus rien et portai une main devant ma bouche.
« Que
t’arrive-t-il ? » s’inquiéta-t-elle soudain.
Je
ne pus rien ajouter d’autre. En guise d’explication, je me levai précipitamment
et fonçai vers les toilettes. Là, penchée sur la cuvette, je déversai cette mer
acide qui stagnait en moi et qui me rongeait l’estomac depuis mon retour du
lycée Berthelot. Une épidémie de gastro-entérite décimait les classes de mon
établissement scolaire depuis une dizaine de jours. Jusqu’à ce soir, j’étais
parvenue à passer entre les mailles du filet. Il faut croire que le microbe avait
été plus malin. Sans que je pusse me défendre et rétablir la vérité, ma mère en
profita pour imposer son verdict :
« C’est
vraiment pourri ce qu’elle te fait à manger la pétasse de ton père. À peine
vingt-quatre heures que tu es rentrée et voilà le résultat ! C’est
toujours pareil : sur qui ça tombe le rôle de garde-malade, hein ? »
De
toute évidence, ma mère aussi avait quelque chose à vomir.
Je
passai une partie de la nuit ainsi, à m’épancher dans le petit réduit, me
vidant de ma bile, les yeux piqués de larmes et le cœur à l’envers. Ma mère ne
me fut d’aucun secours, assommée par les somnifères qu’elle avait coutume
d’ingurgiter pour trouver le sommeil. Au petit matin, elle me trouva assoupie
sur mon lit défait, une bassine à mon chevet et une étrange odeur de vomi dans
mes cheveux collés.
De
mauvaise grâce, elle partit au travail, me laissant à mes tourments. Afin de ne
pas me déshydrater, je me servis un verre d’eau du robinet. Le goût de chlore
me donna la sensation de nettoyer ma tuyauterie mise à mal depuis la veille.
Cependant, je n’en pris que deux gorgées et repartis me rencogner contre
l’oreiller. […]
Les
écouteurs de mon baladeur dans les oreilles, les yeux fermés : une posture
qui devint ma drogue à moi. Sourde aux protestations de mon estomac qui
semblait se vriller, comme une essoreuse, comme un tambour de machine à laver,
pour évacuer le microbe qui y avait élu domicile, je m’enroulai en position
fœtale et commençai mon voyage intérieur.[…]
Ce dont je ne me doutais pas, c’était
qu’après cette première journée de jeûne, je scellais déjà ce qui allait me
condamner.
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